Une institution sociale originale : le Musée social

L’exposition universelle de Paris de 1889, restée célèbre par l’édification de la tour Eiffel, a aussi été à l’origine de la naissance de l’un des premiers « thinks tank » français, le Musée social. Au-delà de son rôle central dans les réformes sociales engagées par l’Etat républicain au tournant du XXe siècle, cette institution a également été au cœur de la construction de la mutualité française.

 En 1889, l’exposition universelle de Paris se singularise des autres « grandes foires internationales »[1] tenues depuis une trentaine d’années dans le monde occidental par l’organisation d’un pavillon d’économie sociale. Dans un contexte de montée en puissance de la seconde révolution industrielle, à l’origine de grands changements dans les sociétés européennes, l’ambition est de démontrer les bienfaits des progrès de la science industrielle. Les conditions de vie déplorables du monde ouvrier, de plus en plus dense, sont à l’origine de mouvements de grève sans cesse plus nombreux, souvent réprimés dans la violence, et qui menacent la cohésion sociale. Face à ces tensions, divers acteurs se mobilisent pour tenter d’améliorer la condition ouvrière : qu’il s’agisse du paternalisme patronal, des organisations ouvrières – socialistes et syndicales –, des socialistes utopiques, des Leplaysiens ou des catholiques sociaux, tous cherchent à limiter les effets néfastes du capitalisme industriel, et à restaurer la paix et la justice sociale.

C’est donc dans un contexte social bouillonnant que s’ouvre alors l’exposition universelle. Le pavillon d’économie sociale est destiné à présenter, dans une visée pédagogique, les conditions de vie et de travail des ouvriers. Ses organisateurs, d’origines socio-professionnelles et d’influences idéologiques variées, se retrouvent dans la volonté de résoudre la « question sociale » : le libéral Léon Say, économiste et journaliste, entreprend une carrière politique importante en tant que député, ministre et président du Sénat. Il en va de même pour Jules Siegfried, entrepreneur, maire du Havre, député, conseiller général, sénateur de Seine-Inférieure, puis ministre du commerce. Quant à Emile Cheysson, ingénieur des Ponts et chaussées, il est lié au courant leplaysien, et mène une carrière dans l’industrie et l’administration.

Vers une « antichambre de la chambre »[2]

Face au succès du pavillon d’économie sociale, les trois organisateurs réfléchissent à la manière de perpétuer l’ensemble des informations rassemblées à cette occasion au travers d’un « musée » permanent. Après l’échec d’un projet de musée public subventionné par l’Etat, une nouvelle opportunité leur est offerte par leur rencontre avec le comte de Chambrun. Issu de la grande noblesse française, descendant de Lafayette, ce personnage original est l’héritier des cristalleries Baccarat, qui lui ont fourni une longue expérience du paternalisme industriel. Devenu aveugle à la fin de sa vie, Aldebert de Chambrun se passionne pour la sociologie et les innovations dans le monde industriel, qui l’amènent à s’intéresser aux organisations d’économie sociale. Informé par Jules Siegfried et Léon Say de leur projet, ce dernier accepte alors d’en financer la réalisation, en lui léguant l’ensemble des ressources tirées des cristalleries Baccarat.

Le 19 mai 1894, cet accord donne naissance à une institution sociale privée dotée de moyens inédits : le Musée social. La fondation, reconnue d’utilité publique en 1897, est officiellement inaugurée le 25 mars 1895, dans la plus pure tradition républicaine : un banquet de 300 couverts est offert à l’hôtel Continental, en présence de nombreuses élites politiques et de représentants étrangers. Abrité dans un premier temps au domicile de son mécène, le Musée social est rapidement transféré dans un hôtel particulier de la rue Las Cases, à Paris. L’ambition de ses promoteurs est d’en faire un centre de recherche et de documentation indépendant sur toutes les questions sociales, afin de contribuer aux réformes et aux politiques sociales françaises.

La documentation originelle est progressivement enrichie par des dons et des acquisitions qui aboutissent à la constitution de fonds impressionnants. La bibliothèque est complétée par des sections d’enquête propres à divers terrains d’étude – hygiène urbaine et rurale, agriculture, associations ouvrières, assurances sociales et institutions patronales – qui représentent une approche particulièrement moderne pour l’époque. A cette mission de recherche, se greffe une fonction pédagogique, au travers de publications et de conférences publiques délivrées par des spécialistes. Sous la houlette d’animateurs hétérogènes dans leurs approches et leurs origines, le Musée social parvient dès lors à s’affirmer comme un lieu incontournable dans l’élaboration des grandes lois sociales de la Troisième république.

Sa spécialisation dans le champ social amène rapidement le Musée social à s’intéresser à l’économie sociale, et en particulier au mouvement mutualiste, qui fait l’objet de son soutien inconditionnel. C’est ainsi au Musée social qu’est élaborée la Charte de la Mutualité du 1er avril 1898, qui permet de sortir les sociétés de secours mutuels du carcan législatif élaboré par Napoléon III près de cinquante ans plus tôt. Le 10 novembre 1902, c’est à nouveau au Musée social qu’est fondée la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), où elle restera hébergée jusqu’en 1921. C’est aussi sous l’impulsion de son directeur, Léopold Mabilleau, promu président de la jeune FNMF, que le mouvement mutualiste connaît un essor décisif durant la Belle Epoque.

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Les relations entre Musée social et FNMF se distendent sensiblement à partir de l’entre-deux-guerres ; pour autant, leurs liens de filiation ne se démentiront jamais, comme en témoigne l’assemblée fondatrice de la Mutuelle générale de l’Education nationale (MGEN), en 1946, tenue dans ses locaux. Aujourd’hui encore, le Cedias-Musée social conserve un rôle majeur dans l’économie sociale et solidaire en s’imposant comme le principal centre de documentation sur son histoire.

 

[1] Janet Horne, Le musée social : aux origines de l’Etat-providence, Paris, Belin, 2004.

[2] Ibid.