La mutualité à la rencontre de l’obligation : les Assurances sociales

La Grande Guerre représente un tournant décisif dans l’histoire de la protection sociale. La réparation des catastrophes sociales qu’elle provoque, à laquelle s’ajoute le retour des départements d’Alsace-Moselle dans le giron français, jusqu’alors bénéficiaires des Assurances sociales allemandes, pose en effet le problème de l’obligation en des termes nouveaux. Il faudra pourtant près d’une décennie pour aboutir à la mise en œuvre de ce premier régime de protection sociale obligatoire, plaçant la France en position de lanterne rouge en Europe.

Un difficile compromis

Si le consensus se réalise rapidement sur la nécessité d’un système de protection sociale, mettant un terme aux oppositions manifestées avant-guerre à l’égard de l’obligation, l’unanimité est en revanche loin d’être acquise sur son contenu, les modalités et les acteurs de sa gestion. Le débat, qui se prolonge durant toute la décennie 1920, oppose de multiples groupes sociaux animés par des motivations contradictoires : alors que les syndicats CGT et CFTC – à l’exception de la CGTU opposée au système – et le patronat aspirent à des caisses spécifiques, les médecins, regroupés depuis 1927 dans la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), craignent une « fonctionnarisation » de leur profession et défendent les principes de la médecine libérale. De leur côté, les agriculteurs prétendent à un statut particulier. Quant aux mutualistes, lors de leur congrès tenu à Lyon en 1923, ils adoptent une position radicalement nouvelle en se ralliant au principe de l’obligation. Cette décision, plus résignée qu’enthousiaste, révèle le pragmatisme des dirigeants mutualistes, qui prennent acte du caractère inéluctable de l’obligation et cherchent à aboutir à une conciliation entre assurance obligatoire et prévoyance volontaire. Tirant les leçons de l’échec des Retraites ouvrières et paysannes votées en 1910, la mutualité envisage désormais de devenir un acteur clé du système.

Un système de compromis

A la suite du premier projet de loi, déposé par le ministre du Travail Daniel Vincent en 1921, se succède une multitude de propositions débattues, remaniées et reformulées. C’est donc au terme de dix années de discussions houleuses que sont votées les Assurances sociales à la française. La loi du 5 avril 1928, créant une assurance vieillesse par capitalisation et une assurance maladie, est complétée par une seconde loi, adoptée le 30 avril 1930, qui en retouche les modalités de gestion dans le sens des revendications des mutualistes et des médecins. Financées par des cotisations salariales et patronales prélevées par précompte, les Assurances sociales représentent une extension considérable de la protection sociale en assurant la prise en charge d’un plus grand nombre de risques – maladie, décès, invalidité et retraite –, à l’exception du chômage et des accidents du travail. La nouveauté réside également dans les indemnités journalières versées en remplacement du salaire perdu, qui complètent les remboursements des frais médicaux et pharmaceutiques. Bien qu’incomplet – des catégories socioprofessionnelles en sont encore exclues, à l’instar des cadres et des fonctionnaires –, le système protège une fraction de plus en plus large de la population, constituée des salariés de l’industrie et du commerce aux revenus inférieurs à un plafond fixé à 15 000 francs en province, et 18 000 francs en région parisienne. D’une dizaine de millions en 1930, le nombre de bénéficiaires progresse pour atteindre 15,7 millions en 1945.

Signes des laborieuses négociations dont ils sont issus, les deux textes se présentent comme des compromis répondant aux revendications des différents acteurs engagés dans les discussions, et notamment des mutualistes : si obligation d’affiliation il y a, les assurés demeurent toutefois libres de choisir leur organisme assureur. Aux côtés des caisses départementales contrôlées par l’administration, figurent donc des caisses dites « d’affinité » patronales, syndicales ou mutualistes, créant un patchwork institutionnel particulièrement complexe. En 1936, on dénombre près de 600 caisses d’assurance maladie d’affinité, 86 caisses départementales, assurant quelque 60 % des assurés et 80 caisses d’assurance vieillesse décès et invalidité1.

Une victoire mutualiste ?

Très vite, la mutualité devient un acteur central dans la gestion des Assurances sociales : son expérience forgée depuis plus d’un siècle dans l’assurance maladie lui permet de devancer nettement les initiatives syndicales ou patronales. Les caisses mutualistes rassemblent peu ou prou deux-tiers des assurés dans le cadre de l’assurance vieillesse, et un tiers pour l’assurance maladie. Par comparaison, les caisses de la CFTC n’attirent que 6 à 7 % des assurés, et celles de la CGT confédérée seulement 5 %. Au-delà de cette suprématie au plan local, le mouvement mutualiste accède à des postes de responsabilité au niveau national : le président de la FNMF, Léon Heller, prend ainsi la présidence du Comité général d’entente de la mutualité et des unions nationales des caisses d’Assurances sociales.

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La puissance acquise au sein des Assurances sociales est la source d’une progression importante du mouvement mutualiste, tant en effectifs, qui passent de moins de 5 millions en 1920 à 10 millions à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qu’en moyens financiers et matériels : les œuvres sociales mutualistes connaissent notamment un développement considérable durant cette période. Mais l’essor de la mutualité s’accompagne d’un enlisement gestionnaire dans un système particulièrement lourd et complexe. En découlent une lente bureaucratisation et un vieillissement de ses cadres, ainsi qu’un affaiblissement de la dynamique militante, qui montreront tous leurs effets durant l’occupation, et qui impliqueront une profonde remise en cause du mouvement à la Libération.

 

1 M. LAROQUE, « Des premiers systèmes obligatoires de protection sociale aux assurances sociales », Vie sociale n° 10, 2015/2.