1964 ou le tournant revendicatif de la Mutualité

Les manifestations de la Mutualité contre le ticket modérateur d'ordre public dans les années 1970. © FNMF.

En 1964, le projet de réforme présenté par le ministre du Travail, Gilbert Grandval, est l’occasion pour les mutualistes de s’affirmer comme une force d’opposition et de monter au créneau pour défendre leurs missions et leurs libertés. Pour la première fois, la Mutualité sort de l’ombre et change radicalement de méthodes d’action.

A la fin de l'année 1963, le ministre du Travail, Gilbert Grandval, annonce son intention d'interdire aux sociétés mutualistes, par décret, de faire l'avance du ticket modérateur. Il prévoit aussi de proscrire aux pharmacies et aux centres d'optique mutualistes de faire des bénéfices et de vendre des produits non remboursés par la Sécurité sociale. Le projet, officiellement destiné à limiter la consommation médicale, et donc à réduire les dépenses de santé – déjà considérées comme excessives au début des années 1960, avant même l'éclatement de la crise économique et l'apparition de la thématique du "trou de la Sécu" – représente une lourde menace pour les libertés mutualistes.

Les mutualistes, vent debout pour la défense de leurs libertés

Cette remise en cause du tiers payant, est condamnée "avec vigueur" par l'Union nationale des organisations pharmaceutiques mutualistes (Unomp) qui y voit le résultat de "l'inadmissible audience que des intérêts privés trop largement favorisés trouvent auprès des pouvoirs publics"[1]. La réaction de la Mutualité n'est pas sans surprendre le gouvernement. Sortant de sa traditionnelle réserve, cette dernière lance une vaste campagne de protestation. Pour la première fois de leur histoire, les mutualistes se font entendre avec des méthodes inédites qui relèvent plus de l'action syndicale : tracts, interventions auprès de parlementaires, campagne de presse et appel à l'opinion publique sont mobilisés contre le projet de décrets. Dans les unions départementales, des informations sont diffusées auprès des adhérents sur les menaces pesant sur les établissements mutualistes, et plus globalement sur les libertés du mouvement. Le point culminant est atteint le 1er et le 2 février 1964 au travers de manifestations rassemblant des milliers de mutualistes dans plus de cinquante villes françaises, et dont l'écho est notoire, avec plus de 300 articles recensés dans la presse locale, régionale ou nationale.

Pour la première fois également, mutualistes et syndicalistes joignent leurs forces contre une mesure unanimement dénoncée. Dans la Seine, des meetings organisés par la Fédération mutualiste de la Seine rassemblent les représentants des mutuelles ouvrières, mais également de la CGT et de la CFDT. Cette réaction déterminée n'est d'ailleurs pas vaine, comme en témoigne l'annulation du projet Grandval durant l'été 1964, jugé illégal par le Conseil d'Etat. En réponse aux accusations portées contre les sociétés mutualistes de contribuer au gonflement des dépenses pharmaceutiques, et par souci d'apaisement, la FNMF institue une baisse de 6% sur le prix des médicaments délivrés par les pharmacies mutualistes.

1964, ou les prémices d'une réconciliation "syndicalo-mutualiste"

Au-delà de cette victoire, la mobilisation contre le projet Grandval est révélatrice d'un changement décisif au sein du mouvement mutualiste, qui se caractérise par un rapprochement avec les syndicalistes, "ces ennemis héréditaires (…) tellement ignorés ou décriés durant une longue période"[2]. Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, Mutualité et syndicalisme ont évolué de façon parallèle, à la fois dans leurs fondements idéologiques et dans leurs activités : aux syndicats, la réglementation du travail, la revendication et la lutte ; à la Mutualité, la prise en charge des questions sociales, de la santé et de la prévoyance. Mais à partir des années 1960, les remises en cause de la Sécurité sociale et des libertés mutualistes impliquent une convergence progressive entre les deux mouvements. Signe des temps, en 1967, lors du congrès national de Saint-Malo, la FNMF reconnaît officiellement la Mutualité d'entreprise et affirme la nécessité de coopérer avec les syndicats.

 

Les manifestations de la Mutualité contre le ticket modérateur d'ordre public dans les années 1970. Copyright : FNMF.

 

1964 et le projet Grandval marquent donc le coup d'envoi d'une série d'actions conjointes entre syndicalistes et mutualistes pour défendre la Sécurité sociale : trois ans plus tard, c'est au tour du ministre des affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney, de reprendre l'offensive. Les ordonnances adoptées sous son impulsion en août 1967 imposent une rupture dans le système établi en 1945. Outre une majoration des cotisations, alliée à une réduction des prestations destinées à rééquilibrer les comptes de la Sécurité sociale, Jeanneney entreprend une réforme profonde de l'architecture du système, désormais éclaté en trois caisses autonomes – maladie, vieillesse, famille – censées en assurer la pérennité économique. Pour finir, les ordonnances Jeanneney modifient la gouvernance des caisses de Sécurité sociale, en supprimant les élections au profit d'une désignation des administrateurs et en instaurant la parité dans la répartition des sièges, dont, à l'origine, deux-tiers revenaient aux syndicats, contre un tiers pour le patronat. A nouveau, mutualistes et syndicalistes s'opposent à ce qu'ils considèrent comme une grave remise en cause des fondements de la Sécurité sociale. Sans avoir raison de la réforme, ce front commun "met fin, de façon symbolique, à des décennies d'opposition et d'incompréhension"[3] entre les deux versants du mouvement social français.

1964 représente une étape importante de l’histoire mutualiste. Tout en se rapprochant du syndicalisme, devenu son allié dans la défense de la Sécurité sociale, la Mutualité donne la preuve de son pouvoir de pression sur la force publique et de ses capacités à mobiliser ses troupes, et à se faire entendre dans l'espace public. De tels procédés seront repris en 1967, puis en 1980, contre le projet de ticket modérateur d'ordre public, consistant à laisser une partie des dépenses de santé à la charge des assurés sans intervention des complémentaires de santé. La campagne organisée par la Mutualité à cette occasion surprend une fois encore par son ampleur, et en premier lieu les sept millions de cartes postales de protestation envoyées à l'Elysée. Cet épisode confirme le dynamisme de la Mutualité et sa place en tant qu'acteur social de premier plan.

Charlotte Siney-Lange

Références

[1] "La défense des libertés mutualistes s'organise", Revue de la Mutualité, no 32, décembre 1963.
[2] [3]M. Dreyfus, "Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967)", Paris, Les éditions de l'Atelier, les éditions ouvrières, 2001.