Des origines au Second Empire

Un héritage culturel ancien

La mutualité, apparue à la fin du XVIIIe siècle, est considérée comme le plus ancien mouvement social français, mais elle tire ses racines d’un passé encore plus lointain : sans remonter jusqu’aux civilisations antiques, dans lesquelles des traces de caisses fraternelles ont été identifiées, notamment chez les tailleurs de pierre égyptiens, ses prémices se situent au Moyen-Age, au sein des associations ouvrières : à l’époque, corporations, confréries, et compagnonnage commencent à structurer les métiers de l’artisanat qualifié et urbain.

Le génie du compagnonnage faisant le tour du globe, Lithographie, 71 x 51 cm, Pierre CHARUE dit Bourguignon le Bien Zélé, compagnon cordonnier-bottier du Devoir, et FRICK frères, imprimeurs lithographes, Paris, 1882, 2e éd. 1890.

Au-delà de différences sensibles, ces trois types de groupements se retrouvent dans des activités similaires : l’organisation des métiers (contrôle de la qualité du travail, fixation des prix, limitation du nombre d’ouvriers dans les ateliers, etc.), l’action revendicative, en particulier chez les compagnons qui contestent souvent les tarifs imposés par les maîtres, et la solidarité, au travers de caisses de secours protégeant leurs membres contre les risques de la vie, tels que l’accident, la mort, la maladie, voire parfois le chômage. Certains, aux assises particulièrement solides vont plus loin en réservant des lits dans des structures hospitalières ou même en créant leurs propres hôpitaux ; c’est le cas des foulons, dès le début du XIIIe siècle, des ménétriers ou des orfèvres parisiens, qui se dotent de leur maison hospitalière vers 1400.

La Mutualité née des Lumières

Le mouvement mutualiste qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle se fonde donc sur ce solide héritage, à la fois pratique et culturel. A l’image de la première société de secours mutuels identifiée en France, la Bourse des malades et infirmes de Saint-Laurent, créée à Paris en 1780 sur les bases d’une ancienne confrérie, plusieurs associations mutualistes sont créées dans la capitale mais aussi en province, comme chez les typographes de Strasbourg. L’émergence de ces sociétés s’inscrit dans un contexte intellectuel bouleversé par la Philosophie des Lumières. En quelques décennies, ce courant de pensée conduit au renversement des valeurs traditionnelles de la société d’Ancien Régime, en remettant en cause la toute-puissance de l’Eglise et l’absolutisme monarchique. Il fait également naître des notions inédites de libre-arbitre, de responsabilité individuelle, de solidarité entre les êtres et de démocratie, elles-mêmes à l’origine de l’éclosion de nouveaux organismes solidaires fondés sur ces valeurs, parmi lesquels les sociétés de secours mutuels.

Bonaventure-Louis Prévost (graveur), d’après un dessin de Charles-Nicolas Cochin, Frontispice de l’Encyclopédie, Gravure à l’eau-forte et au burin (33,7 x 21,7 cm), 1772. BNF, Estampes, AA3-PREVOST © Bibliothèque nationale de France

Des premiers pas dans la tourmente

A la fin du XVIIIe siècle, le mouvement mutualiste émergent se compose d’un petit nombre de groupements – une cinquantaine en France tout au plus –, au rayonnement local et aux moyens réduits, ancrés dans les métiers artisanaux les plus qualifiés. En échange d’une adhésion, libre et volontaire, et d’une cotisation obligatoire, chaque membre bénéficie de secours en cas de besoin. Mais à peine amorcé, l’essor de la mutualité est interrompu par la Révolution française. Après la loi d’Allarde, adoptée le 2 mars 1791, qui interdit toute association constituée entre artisans pour réglementer la profession et défendre leurs intérêts, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 proscrit toute forme d’association dans le monde du travail, supprimant les sociétés de secours mutuels au même titre que les corporations et confréries. Loin d’être inédite, cette défiance à l’égard des associations professionnelles change de fondements : alors qu’elle était perçue comme une menace pour les privilèges aristocratiques sous l’Ancien Régime, l’association est désormais considérée comme une entrave à l’épanouissement de la liberté d’entreprendre.

« Législateur de Biribi : toi qui portas les premières atteintes à la franchise de la presse, et châtras impitoyablement la constitution, le signe de la reprobation est sur ton front ; partout sur ton passage on te montrera du doigt, en disant : Voici Chapellier, ce député breton, qui mit à ses pieds le bonnet de la liberté », Eau-forte (18,5 x 20 cm), Paris, chez Villeneuve, entre 1791 et 1794 © Bibliothèque nationale de France (Gallica)

A la défense du principe du libéralisme économique, s’ajoutent d’autres arguments justifiant la suppression de ces communautés de travailleurs qui apparaissent comme une menace de reconstitution des corps privilégiés. Conformément à l’esprit des Lumières et à la conception de l’intérêt général formalisée par Jean-Jacques Rousseau, l’objectif ultime est de supprimer tout corps intermédiaire entre l’Etat et l’individu. Plus prosaïquement, la suppression des associations professionnelles est aussi un moyen efficace d’éloigner le danger des coalitions ouvrières, particulièrement aigu durant ce printemps 1791 des plus agités.

Malgré ce que Jean Jaurès qualifiera de « loi terrible »[1], appliquée sans discontinuité par tous les régimes politiques de la première moitié du XIXe siècle, le mouvement mutualiste ne faiblit pas, bien au contraire : d’une soixantaine de sociétés de secours mutuels en 1800, leur nombre atteint 180 sous le Premier Empire, puis 1295 en 1830.

Règlement de la société de prévoyance et de bienfaisance mutuelle des gantiers de Grenoble, 1803 © Archives départementales de l’Isère

Aussi paradoxale qu’il puisse paraître, l’essor de cette mutualité « clandestine » s’explique par une conjonction de facteurs, et en premier lieu à l’échec du projet d’assistance des Révolutionnaires qui avaient envisagé la mise en œuvre d’un programme global de secours à destination des « vieillards », des infirmes, des indigents, mais également des veuves, des orphelins et des familles nombreuses. Proclamé « dette sacrée » de la Nation par la Déclaration des Droits de l’homme du 24 juin 1793, cet ambitieux projet ne vise pas moins que « l’extinction de la mendicité » ; il restera cependant lettre morte en raison du contexte troublé et du manque de moyens financiers.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 1789, Le Barbier

De fait, à l’exception des bureaux de bienfaisance – futurs centres communaux d’action sociale (CCAS) –, mis en œuvre par la loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796), aucune des mesures assistancielles prévues ne verra le jour. Il faudra attendre un siècle pour que l’Etat commence à s’investir, très timidement, sur le terrain de la protection sociale et de la législation du travail. Dans ces conditions, les sociétés de secours mutuels représentent des palliatifs efficaces aux insuffisances de la puissance publique dans la prise en charge des secours maladie. Seconde raison, liée à ce premier argument : le XIXe siècle voit émerger, certes timidement en France, un mouvement ouvrier qui croît au même rythme que la Révolution industrielle. Il s’avère donc indispensable de répondre aux besoins de ces classes sociales de plus en plus nombreuses, aux conditions de vie des plus difficiles et qui demeurent sans aucun recours face aux principaux risques de l’existence.

Tous ces facteurs expliquent le maintien de la mutualité qui, contrairement aux autres associations de type corporatif, parvient à poursuivre ses activités dans un contexte de « liberté étroitement surveillée »[2]. Renonçant à poursuivre les sociétés de secours mutuels, les autorités s’efforcent de les contrôler et de limiter leur rayonnement, à la fois dans leurs activités et dans leurs effectifs. En conséquence, malgré l’interdit, des sociétés apparaissent à Paris ainsi que dans les grandes villes de province telles Lyon, Grenoble, Marseille, Bordeaux et Lille. A la veille de la Révolution de 1848, la mutualité ne regroupe pas moins de 250 000 adhérents soit, avec leurs familles, près de 5 % de la population française. La tolérance dont ils bénéficient est aussi à l’origine des modifications sociologiques des groupements mutualistes, qui mêlent souvent aux activités officielles de secours des actions de résistance, comme l’illustrent les révoltes des Canuts des années 1830, auxquelles les dirigeants mutualistes sont étroitement associés.

 

 

[1] Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Editions sociales, 1969, tome 1, p. 903, cité par M. DREYFUS, Liberté, égalité, mutualité (…), op. cit.

[2] M. DREYFUS, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967), Paris, Les éditions de l’Atelier / Editions ouvrières, 2001.