De l’épreuve de la guerre au défi de la Sécurité sociale

Des activités préservées (1939-1945)

Le second conflit mondial ne se caractérise pas par de profonds changements pour la mutualité. A l’exception des mutuelles ouvrières et juives, dissoutes par la loi du 29 novembre 1941, le mouvement est épargné par la répression qui s’abat sur les organisations syndicales et politiques. Mieux encore, il poursuit sa progression, notamment dans la Fonction publique et dans le domaine des caisses chirurgicales : en décembre 1942, les deux fédérations concurrentes, mutuelles d’un côté, et mutualistes de l’autre, se rejoignent au sein de la Fédération nationale des caisses chirurgicales (FNCC). S’y ajoute le dynamisme des mutuelles d’entreprise et la création de la Mutualité sociale agricole. Seule ombre au tableau, un projet de réforme des Assurances sociales, présenté en septembre 1940, qui envisage une extension du rôle de l’Etat ; mais les inquiétudes des mutualistes sont rapidement apaisées par son abandon.

Prenant la leçon de la Grande Guerre, la FNMF prend rapidement des mesures pour s’adapter à ce contexte exceptionnel, et en premier lieu au découpage de la France en deux zones, exigeant la mise en place d’une délégation en zone sud à Lyon confiée à Eugène André. Un château est également acquis Brétigny (Eure-et-Loir) au printemps 1940 pour pouvoir y évacuer le personnel fédéral ; mais l’exode, entamé en juin 1940, se poursuivra jusqu’à Moulins et Clermont-Ferrand. Les salariés de la FNMF y resteront quelques semaines avant leur retour à Paris à la fin de l’été.

Un faux pas historique : la Mutualité et la Charte du travail

En 1941, la mutualité est confrontée à la Charte du Travail ou « loi sur l’organisation sociale des professions », promulguée le 4 octobre. Inscrite dans le cadre de la Révolution nationale du gouvernement de Vichy, la Charte du Travail substitue aux confédérations syndicales et patronales des corporations par branches d'activités, dans le but de favoriser l'entente entre patrons et ouvriers et de supprimer la lutte des classes. Elle comporte aussi des clauses destinées à « assurer une protection efficace des ouvriers et des employés contre les risques de l'existence » et à « prévoir la généralisation et la gestion d'assurances et de retraites ainsi que l'entraide et l'assistance ». Ces projets, qui impliquent notamment le rapprochement des classes sociales et l’amélioration de la protection sociale, semblent parfaitement conformes aux valeurs prônées de longue date par la FNMF. En conséquence, en octobre 1941, cette dernière adhère officiellement à la Charte du Travail.

© gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Ce soutien à la politique sociale de Vichy, qui rompt avec la tradition de neutralité de la mutualité, repose sur des arguments idéologiques mais également pragmatiques, afin de conforter son fonctionnement et son investissement dans les Assurances sociales. Réaffirmée en septembre 1942, l’adhésion à la Charte du Travail est ensuite passée sous silence à partir de 1943. Aujourd’hui considérée comme une faute politique de la FNMF, l’engagement chartiste ne doit néanmoins pas être interprété comme un signe de collaboration. Il ne sera d’ailleurs pas reproché à la mutualité à la Libération, pas même par les syndicats, ses rivaux historiques. Contrairement à ce qui a parfois été avancé, l’épisode n’est pas non plus à l’origine des décisions prises concernant la place du mouvement dans le nouveau régime social en 1945.

Le difficile compromis avec la Sécurité sociale

A la Libération, dans une période exceptionnelle, à la fois au plan socio-économique, dans une France meurtrie par la guerre, mais aussi au plan politique, du fait d’un consensus inédit entre les différentes forces politiques, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), élaboré en mars 1944, est rapidement concrétisé. Parmi les grands axes de ce programme, figurent des nationalisations, la création de comités d’entreprise et un plan complet de Sécurité sociale, confié par le ministre du Travail Alexandre Parodi à Pierre Laroque, dont la mission sera poursuivie par Ambroise Croizat.

Pierre Laroque,© FNMF

La Sécurité sociale est mise en œuvre en un temps record, quatre mois seulement après sa présentation, par deux ordonnances adoptées les 4 et 19 octobre 1945. Son originalité tient dans son principe d’universalité – couverture de toute la population et de tous les risques sociaux, exception faite du chômage – et dans sa gestion démocratique, au travers de caisses départementales uniques gérées par les organisations syndicales et patronales. Cette nouvelle gouvernance représente un bouleversement politique et sociologique, et une rupture avec les systèmes de protection sociale antérieurs.

© Comité d’histoire de la Sécurité sociale ( ?)

Avancée indéniable pour la société française, la Sécurité sociale constitue en revanche un défi de taille pour les mutualistes. Ces derniers s’opposent à la caisse unique qui implique la suppression de leurs caisses d’affinité, et par conséquent, leur exclusion du système au profit des syndicats. Dans un premier temps, les mutualistes manifestent donc leur désaccord au travers d’une campagne d’affichage lancée au printemps 1945 contre le « régime de caisse unique, froide, bureaucratique, où les assurés seront intégrés pêle-mêle sans leur consentement », laissant présager « une désorganisation catastrophique dont les assurés seront victimes ». Cette pratique contestataire, tout à fait inédite chez les mutualistes, reste pourtant sans grand effet sur la réforme, adoptée sans difficulté quelques mois plus tard. C’est alors le désarroi qui s’empare des responsables mutualistes, et notamment du secrétaire général de la FNMF, Romain Lavielle, qui évoque une mutualité « cambriolée »[1]. Dans les fais, les pertes sont loin d’être négligeables : de 139 salariés en 1945, la FNMF passe deux ans plus tard à moins de quinze. Alexandre Parodi l’affirme lui-même : le temps est venu de « la relève de la mutualité par le syndicalisme »[2].

Renouveau

Cette période troublée prend fin au début de l’année 1947. Tout d’abord, une loi corrective, le 30 octobre 1946, permet à la mutualité de présenter des listes de candidats aux élections des conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale. Par ailleurs, des fissures surgissent dans le projet originel du CNR d’un « tout Sécurité sociale », remis en cause sous la pression de divers corporatismes qui refusent d’intégrer le régime général, à l’instar des « non-non » (professions non salariées non agricoles) et des bénéficiaires des régimes particuliers ou spéciaux. S’y ajoute le maintien du ticket modérateur, initialement considéré comme transitoire, qui laisse à la mutualité de vastes prérogatives dans le champ de la protection sociale complémentaire.

Mais c’est surtout la loi Morice, votée le 27 février 1947 à l’initiative du député radical du même nom, qui amorce la réconciliation du mouvement avec le régime obligatoire. Au terme d’une négociation engagée avec la Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale (FNOSS), cette loi de compromis pose le principe d’une participation mutualiste au fonctionnement de la Sécurité sociale, en l’échange de la reconnaissance formelle du système par la mutualité. Est également abrogée la disposition autorisant les caisses de Sécurité sociale à concurrencer les mutuelles par des prestations complémentaires. Si ses retombées pratiques s’avèrent modestes – seules les mutuelles de fonctionnaires et d’étudiants deviennent des sections locales de Sécurité sociale –, la loi Morice représente un stimulant psychologique précieux, permettant aux mutualistes de prendre conscience des horizons qui leur sont ouverts par l’ordonnance du 19 octobre 1945, à la fois comme complémentaires, mais aussi dans « la prévention des risques sociaux, la réparation de leurs conséquences, l’encouragement à la maternité, la protection de l’enfance et de la famille, l’aide au développement physique, moral et intellectuels de leurs membres ». Confortée par ces nouvelles missions, les sociétés mutualistes, telles qu’elles sont rebaptisées, s’engagent dans un processus d’intense modernisation.

 

 

[1] R. LAVIELLE, Histoire de la Mutualité, sa place dans le régime français de Sécurité Sociale, Paris, Hachette, 1964.

[2] Propos tenus devant l’Assemblée consultative provisoire, en juillet 1945, rapportés par B. GIBAUD, « Mutualité, syndicalisme, un couple sous tension », Vingtième siècle n° 48, octobre-décembre 1995.