Léopold Mabilleau et la Belle Epoque de la Mutualité

Léopold Mabilleau (1853-1941). Copyright : bibliothèque du Cedias-Musée social.

Au tournant du XXe siècle, la Mutualité est en passe de s’affirmer comme une force sociale majeure, symbolisée par la naissance de la Fédération nationale de la Mutualité Française en 1902. Léopold Mabilleau, son premier président, joue un rôle central.

Grande figure de la Mutualité républicaine du tournant du XXe siècle, Léopold Mabilleau (1853-1941) restera plus de vingt ans le maître incontesté du mouvement. Ce philosophe réputé, à la "carrière fulgurante"[1], tant au plan universitaire que politique, est aujourd'hui curieusement disparu de la mémoire collective. Il a pourtant joué un rôle majeur, à la fois en tant qu'intellectuel et dans le mouvement mutualiste, français et international.

Un personnage haut en couleur, aujourd'hui oublié

Normalien, agrégé et docteur ès-philosophie, Léopold Mabilleau entame une carrière universitaire à l'Ecole normale supérieure puis à l'Ecole française de Rome, de 1876 à 1878. Spécialiste de la philosophie du Moyen-âge et de la Renaissance italienne, il réalise plusieurs études inédites sur ces sujets. De retour en France, il obtient un poste de professeur de philosophie à la faculté des lettres de Toulouse, où il prend parallèlement des responsabilités politiques en tant que conseiller municipal (1884-1888). Il est également chargé de mission auprès du ministre de l'Instruction publique. Il enseigne ensuite successivement à l'Ecole normale d'Auteuil, au Musée pédagogique (1887-1890), à Caen (1890-1897) puis à la faculté de droit de Paris. Il occupe enfin la chaire de philosophie gréco-latine au Collège de France de 1898 à 1899. En 1893, il est aussi l'auteur d'un ouvrage de référence sur Victor Hugo.

 

Léopold Mabilleau (1853-1941). Copyright : bibliothèque du Cedias-Musée social

En dépit de ce parcours universitaire sans faute, Léopold Mabilleau délaisse la philosophie pour se consacrer à l'économie sociale, comme enseignant – il occupe la chaire de prévoyance et de Mutualité au Conservatoire national des arts et métiers de 1900 à 1926 –, mais surtout comme acteur de premier plan. Secrétaire du fondateur du Musée social en 1897, il prend ensuite la direction de cette institution ; à ce titre, il assiste au VIe congrès national de la Mutualité à Reims, en 1898, au cours duquel il sent « vibrer en lui l'âme de la Mutualité »[2].

Dès lors, Léopold Mabilleau occupe une place centrale dans le mouvement mutualiste français. En 1900, il est l'auteur d'un projet de Fédération nationale, présenté lors du premier congrès international de la Mutualité à Paris, puis au congrès de Limoges l'année suivante. En septembre 1902, il parvient à surmonter les divergences internes au mouvement et à rallier une majorité de mutualistes à son dessein ; et moins de deux mois plus tard, a lieu la fondation de la Fédération nationale de la Mutualité Française (FNMF) au Musée social, en présence des représentants de 79 unions mutualistes. Elu président de la nouvelle organisation, Mabilleau met alors à profit "ses talents d'orateurs, son sens du théâtre"[3] pour dynamiser l'image de marque de la Mutualité.

L'émergence d'une identité mutualiste

A la Belle Epoque, sous l'impulsion du très charismatique Mabilleau, la Mutualité connaît une ère de croissance sans précédent que d'aucuns qualifieront, de manière quelque peu excessive, d'"âge d'or". A l'explosion des effectifs, qui dépassent 3,5 millions de personnes en 1914, s'ajoute la rationalisation du mouvement, au travers d'unions départementales puissantes, mises en œuvre avec le soutien de l'actif président de la FNMF. Ce dernier devient le porte-parole de la Mutualité, en France comme à l'étranger, au travers de tournées de propagande, notamment en Amérique. En 1905, il est également élu président de la Fédération internationale de la Mutualité.

Mabilleau est aussi l'initiateur de fêtes et de banquets mutualistes qui contribuent au rayonnement de l'organisation. Loin d'être spécifiques à la Mutualité, les banquets s'inscrivent dans une longue tradition remontant à l'Antiquité : prendre ses repas en commun est un moyen de donner une cohésion à un groupe par un moment de convivialité partagée. L'héritage, transmis aux confréries médiévales au travers des commémorations des saints, est bientôt repris à son compte par les mutualistes.

Le 30 octobre 1904, la première fête nationale de la Mutualité est organisée avec l'appui du quotidien Le Matin : tenue en présence du chef d'Etat Emile Loubet et de nombreuses personnalités politiques, elle rassemble 4.000 personnes au Trocadéro. Dans son discours, Léopold Mabilleau y glorifie les mutualistes, "ces révolutionnaires pacifiques entraînant la Nation d'une marche plus rapide et plus sûre dans la voie de la fraternité"[4]. A la suite d'un défilé de 30.000 personnes, qui cheminent à travers la capitale, des Tuileries au Rond-point des Champs-Elysées, la fête se termine par un banquet à la Galerie des machines du Champs de Mars. Face à son succès, l’initiative est renouvelée l’année suivante en présence du président Loubet, présenté par Mabilleau comme "le premier mutualiste de France".

Au-delà de l'habile "réclame"[5] qu’ils représentent pour la Mutualité en lui permettant de se faire voir dans l'espace public, fêtes et banquets contribuent à cristallier une identité mutualiste autour de rites communs. Plus globalement, ces pratiques sont révélatrices de l'ambition des mutualistes de la Belle Epoque, convaincus de pouvoir, par leurs seules forces, résoudre la question sociale et offrir une alternative à un système de protection sociale obligatoire. Mais l'hécatombe de la Première Guerre mondiale viendra brutalement mettre fin à ce discours aussi naïf qu'euphorique. Confrontée à une explosion de besoins sanitaires et sociaux, la société française, dans son ensemble, prendra conscience de la nécessité de l'obligation. Une page de vie de la Mutualité se voit ainsi tournée[6].

Charlotte Siney-Lange

Références

[1] A. Robert, "Un philosophe engagé au palais Farnèse : Léopold Mabilleau (1853-1941)", in M. GRAS, O. PONCET, Construire l’institution. L'Ecole française de Rome (1873-1895), Rome, Publications de l'Ecole française de Rome, 2013.

[2][3][4][5] Cité par M. Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967), Paris, Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 2001.

[6] Voir aussi les articles du Musée de la mutualité, http://www.musee.mutualite.fr/musee/musee-mutualite.nsf/