La Mutualité face à la crise (1975-1990)

Les chocs pétroliers de 1974 et 1979 ouvrent une période plus complexe durant laquelle se mêlent récession économique, montée d’un chômage de masse et problématiques de financement de la Sécurité sociale, aux retombées décisives sur la protection sociale complémentaire comme sur les structures sanitaires et sociales.

Un monde divisé

Au-delà des difficultés suscitées par la crise, la décennie 1970 se caractérise par une division du mouvement mutualiste en deux fédérations rivales, FNMF d’un côté, et Fédération nationale des mutuelles de travailleurs (FNMT) de l’autre. Issue du regroupement des mutuelles ouvrières fondées sous la houlette de la CGT depuis les années 1930, la Fédération nationale des mutuelles ouvrières (FNMO), rebaptisée FNMT en 1968, voit son poids s’accroître : de 1964 à 1972, ses effectifs passent selon elle de 800 000 à 2 millions d’adhérents, soit un dixième des effectifs mutualistes. Dans un contexte d’ouverture au syndicalisme et afin d’éviter « de transporter dans le domaine de la Mutualité les problèmes qui peuvent se produire dans d’autres domaines, notamment celui du syndicalisme », un projet de réunification est proposé par la FNMF à la FNMT. Il s’agit, pour la Mutualité française, de rassembler les forces mutualistes pour faire face à des défis majeurs : défiance des pouvoirs publics, reflux du niveau de la protection sociale légale et montée de la concurrence des entreprises d’assurances commerciales. Mais le processus unitaire, entamé au début des années 1970, échoue en mai 1977 lors de l’assemblée générale de la FNMF, du fait de l’opposition des mutuelles de fonctionnaires à l’intégration d’éléments issus de la FNMT dans le conseil d’administration fédéral. Il faudra attendre 2002 pour que cette rivalité disparaisse. 

Un monde concurrencé

Les décennies 1970 et 1980 sont également placées sous le signe de la montée en puissance de la concurrence des compagnies d’assurance. Si les sociétés mutualistes sont jusqu’alors restées en position quasi-hégémonique dans la complémentaire santé, la situation évolue au tournant des années 1970, en raison du changement de contexte économique et de difficultés internes au monde assurantiel, soumis à la double concurrence des compagnies d’assurance européennes et des mutuelles d’assurance françaises. Aussi lente soit-elle, la progression des compagnies d’assurance est patente : de 67 % en 1980, les parts de marché mutualistes chutent à 60 % en 1990. A l’éthique mutualiste solidaire, ces dernières opposent une logique commerciale, impliquant des segmentations tarifaires en fonction de l’âge et de l’état de santé. Elles attirent ainsi une population plus jeune et plus saine au détriment des mutuelles, dont le champ de recrutement vieillit : en 1993, une enquête du CREDES révèle que trois Français de plus de 65 ans sur quatre sont mutualistes.

En 1985, les espoirs des mutualistes d’obtenir une exclusivité dans la gestion de la complémentaire santé sont déçus. Malgré les gestes de reconnaissance du gouvernement de gauche en faveur de la mutualité et, plus globalement de l’économie sociale – avec la création de la Délégation interministérielle à l’économie sociale (DIES) et la présence de François Mitterrand au XXXe congrès mutualiste de Bordeaux en 1982, qui y affirme sa volonté de « libérer la mutualité des entraves du passé et mettre en place les conditions d’une nouvelle étape de son développement » –, la réforme du code de la mutualité du 25 juillet 1985 impose la reconnaissance de la concurrence dans le champ de la complémentaire santé.

René Teulade et François Mitterrand au XXXe congrès mutualiste de Bordeaux, © FNMF

Certes, la dénomination de mutuelle, substituée à celle de société mutualiste, est clairement réservée aux organismes relevant du code de la mutualité. L’allègement des tutelles administratives marque par ailleurs une volonté d’effacer toute trace de défiance étatique. Pour finir, les missions et les capacités d’action des mutuelles sont élargies, et de nouvelles possibilités de collaboration leur sont offertes avec des collectivités publiques ou des organismes privés à but non lucratif. Mais au nom du principe européen de libre concurrence, la mutualité doit accepter la normalisation des conditions de concurrence avec des acteurs à but lucratif.

Et la loi du 31 décembre 1989, adoptée à l’initiative de Claude Evin, qui tente d’instaurer un code de bonne conduite entre les différents opérateurs de prévoyance n’a que peu d’effets : la contrainte concurrentielle devient un sujet de préoccupation majeur pour le mouvement. Si une partie des mutuelles est tentée d’adopter les pratiques assurantielles au risque de « perdre leur âme »[1],  la majorité met au contraire en avant le label mutualiste et leur éthique solidaire.

© FNMF

Le maintien d’une dynamique mutualiste

Au-delà de ces difficultés, la mutualité conforte sa position de mouvement engagé et militant. La défense de la Sécurité sociale et des libertés mutualistes demeure un axe prioritaire : en témoignent la grande manifestation menée en 1976 sous la houlette du président Borveau contre les blocages opposés par les tutelles publiques à la création d’œuvres sociales mutualistes. En témoigne également l’action lancée à l’initiative de son successeur René Teulade, en 1980, contre le ticket modérateur d’ordre public (TMOP) (lien chronique TMOP) : aux manifestations organisées dans la France entière, s’ajoute une pétition nationale sous forme de cartes postales envoyées à l’Elysée : durant l’année 1980, sept millions de cartes sont envoyées au président Giscard d’Estaing. L’ampleur de la protestation mutualiste est telle que le gouvernement recule. Sept ans plus tard, le plan Séguin de redressement des comptes de la Sécurité sociale soulève un nouveau vent de protestation dans les rangs mutualistes : le 23 mai 1987, 150 000 personnes se rassemblent à l’hippodrome de Vincennes au son du slogan « La Sécu, pas sans nous ».

Rassemblement de Vincennes en mai 1987, « La Sécu, pas sans nous », © FNMF

Est également poursuivi le processus de modernisation destiné à se conformer aux évolutions sociétales sans renier les valeurs constitutives du mouvement. A la progression du personnel de la FNMF, qui double quasiment tous les dix ans depuis 1960, répond un élargissement incessant des garanties et services proposés aux mutuelles adhérentes. Symbole de cette dynamique, l’inauguration des nouveaux locaux fédéraux, rue de Vaugirard, a lieu en 1989 en présence de François Mitterrand, qui salue « le mariage de la pierre, du verre et du métal qui, à travers cet immeuble, illustre vos propres valeurs, la solidarité, heureux équilibre entre des forces diverses ».  La modernisation passe aussi par un changement de dénomination de plusieurs groupements, à l’instar de la FNMT rebaptisée Fédération des mutuelles de France en 1986, de la FNMFAE transformée en Mutualité fonction publique en 1988, et de l’Union nationale des caisses chirurgicales mutualistes qui devient la Mutualité interprofessionnelle en 1989.

Dans le même temps, la mutualité conforte sa fonction régulatrice, notamment à travers l’usage du médicament, pour lequel est publié un Guide des médicaments de référence et des spécialités comparables à destination des médecins généralistes à partir de 1980 ; elle s’efforce également de promouvoir l’utilisation des médicaments génériques. De même, la mission historique d’innovation est approfondie par la création, en 1981, du laboratoire d’innovations sociales (LIS) : placé sous la présidence de Pierre Laroque, cet « outil de réflexion et de recherche »[2] est composé de chercheurs et de responsables mutualistes de terrain. S’y ajoute le renforcement de la politique de prévention au travers de l’association PREMUTAM, lancée en partenariat avec la CNAM, chargée d’élaborer et de diffuser des campagnes de prévention.

En dépit des problématiques liées à la crise et à l’essor de la concurrence, la mutualité parvient donc à préserver sa dynamique interne et son esprit d’innovation. Mais la décennie 1990 s’ouvre sur un nouveau défi de taille, celui de la transposition des directives européennes sur l’assurance.

 

 

[1] P. TOUCAS, L’identité mutualiste, Rennes, ENSP, 2001.

[2] R. TEULADE, La Mutualité française, un idéal pour 25 millions d’hommes et de femmes. Entretien avec Pascal Beau, Paris, éditions Ramsès, 1984.