La loi Morice ou le renouveau mutualiste

Moins de deux ans après la création de la Sécurité sociale, aux lourdes conséquences sur la Mutualité, une loi adoptée à l'initiative du député André Morice vient bouleverser la place du Mouvement dans le paysage social, contribuant du même coup à son renouveau.

"La Mutualité cambriolée"

Inscrite dans le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944, la création de la Sécurité sociale vise à "assurer à tous les citoyens des moyens d'existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail […]". Le système, mis en œuvre sous l'impulsion de Pierre Laroque, innove profondément par rapport aux assurances sociales de l'entre-deux-guerres : la couverture sociale, généralisée à toutes les personnes et à tous les risques – exception faite du chômage –, est gérée démocratiquement par les représentants des travailleurs au travers des syndicats professionnels, à deux tiers, et du patronat, instaurant ainsi le concept moderne de démocratie sociale.

Mais ce qui apparaît comme une grande innovation sociale suscite au contraire l'inquiétude dans les rangs mutualistes. Le fait de confier le système aux syndicats, alors au fait de leur gloire pour leur investissement massif dans la Résistance, est un acte symbolique fort de la part du gouvernement, qui en exclut les mutualistes, autrefois en position dominante dans la gestion des assurances sociales. Pour Alexandre Parodi, ministre du Travail, il s'agit clairement d'assurer "la relève de la Mutualité par le syndicalisme", jugé plus représentatif des travailleurs. Certes, les sociétés de secours mutuels, rebaptisées sociétés mutualistes, ne sont pas oubliées du dispositif : transformées en organismes de prévoyance libres et complémentaires, elles se voient confier des missions "de prévoyance, de solidarité ou d'entraide visant notamment la prévention des risques sociaux et la réparation de leurs conséquences, l'encouragement de la maternité et la protection de l'enfance et de la famille [et] le développement moral, intellectuel et physique de leurs membres".

Mais ces nouvelles missions apparaissent comme de bien maigres compensations à la perte de la position prépondérante de l'avant-guerre. En témoigne la confiscation des biens et des personnels dont est victime la Mutualité, parfois sans ménagements : de 139 salariés en 1945, la Fédération nationale de la Mutualité Française n'en conserve plus qu'une douzaine deux ans plus tard. Dans le climat euphorique de la Libération, le ticket modérateur est par ailleurs considéré comme transitoire, mettant en cause sa mission principale. C'est donc dans un premier temps la colère qui l'emporte chez les mutualistes, qui se lancent durant le printemps 1945 dans une campagne d'affichage contre la Sécurité sociale, alertant le public sur les effets néfastes d'un "régime de caisse unique, froide, bureaucratique, où les assurés seront intégrés pêle-mêle sans leur consentement", source d'une "désorganisation catastrophique dont les assurés seront victimes". Succède une période d'abattement des militants qui, selon les mots de Romain Lavielle, secrétaire général de la FNMF, sont littéralement "plongés dans la désolation".

La fin des affrontements

Il faut attendre l'année 1947 pour que la Mutualité se ressaisisse et prenne conscience des perspectives qui lui sont offertes. Outre sa position de complémentaire santé, confortée par le maintien du ticket modérateur, elle voit ses buts et ses moyens d'action élargis à toute activité contribuant au développement moral, physique ou intellectuel de ses membres, ce qui implique des actions allant bien au-delà des stricts domaines socio-sanitaires. L'ordonnance du 19 octobre l'incite également à raffermir sa présence dans le monde du travail et à améliorer ses capacités gestionnaires. Dans le même temps, les attaques contre la Sécurité sociale, lancée par des catégories refusant l'intégration au régime général – des "non-non" (non-salariés non-agricoles) aux employés de la SNCF, de la RATP, des Mines ou de l'Opéra de Paris – remettent en cause l'ambition initiale d'universalité du projet et lui ouvrent de nouveaux horizons. Pour finir, la loi du 30 octobre 1946 l'autorise à présenter des candidats aux élections des caisses de Sécurité sociale, dont elle était pour l'heure exclue.

En 1947, la FNMF change donc d'état d'esprit et engage des négociations avec la Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale (Fnoss). Elles aboutissent le 25 février à un accord sur la participation de la Mutualité au fonctionnement de la Sécurité sociale : tout groupement mutualiste de plus de cent adhérents peut être habilité à jouer le rôle d'agent local d'information et de correspondant assurant la constitution des dossiers et le paiement des prestations. Sont également abrogées les dispositions initiales autorisant les caisses de Sécurité sociale à intervenir dans l'assurance maladie complémentaire. Ce texte constitue le fondement de la loi votée deux jours plus tard sous l'impulsion d'André Morice, qui lui donnera son nom : député de Loire-Atlantique depuis 1945, ce dernier est impliqué au premier plan dans la défense des intérêts de la Mutualité et de sa place dans le nouveau système de protection sociale.

En dépit des faibles retombées pratiques de la loi Morice, dont bien peu de mutuelles tirent profit, à l'exception des mutuelles de fonctionnaires dont le droit délégataire est confirmé par la loi du 9 avril 1947, la législation ouvre une nouvelle page de l'histoire de la Mutualité en marquant l'apaisement de ses relations avec la Sécurité sociale. Plus encore, le Mouvement s'impose progressivement comme son partenaire privilégié. Lors de son congrès d'Aix-les-Bains, en 1948, la FNMF s'engage dans la voie de la modernisation et de l'adaptation au système, qui se confirmera sans interruption dans les décennies suivantes.

Charlotte Siney-Lange